CHAPITRE XI

 

Les palabres durèrent toute la journée. Lise les suivit d’une oreille distraite entre deux assoupissements et trois cauchemars. Une lampe à pétrole fumait, empuantissant le hangar et jetant sur la géographie chaotique de livres et de cornues une lueur falote à la palpitation fragile. Rilk parlait, grisé par l’intérêt que lui manifestaient soudain ces étrangers, ces voyageurs venus d’un monde qu’il n’arrivait même plus à concevoir…

— J’avais observé que certains animaux défendaient leur territoire avec une jalousie et une agressivité pathologiques, murmurait la voix rauque du vieillard, jamais ils n’en passaient les frontières, même en cas de danger mortel ! J’ai vu des musqués, des lièvres rouges, des rats de plaine, défendre leur portion d’espace contre le feu À COUPS DE DENTS ET DE GRIFFES, comme si les flammes représentaient d’autres animaux, comme si l’incendie allait refluer sous les morsures ! J’ai pensé alors que l’instinct de territorialité provenait d’une excitation anormale du cerveau causée par une hormone aberrante, ensuite…

Lise roulait sur les vagues du sommeil, de crêtes en creux. Elle rêva des dieux aveugles à la progression cosmique et tâtonnante, puis la musique grinçante qui sortait de la bouche de Rilk la tira une fois de plus vers la conscience :

— … les manipulations sont délicates. Si vous vous égratignez avec le produit, ET QUE VOUS N’ÊTES PAS ATTEINT PAR LE VIRUS MIGRATOIRE, vous serez cloué sur place en vingt-quatre heures, prêt à tuer avec vos mains, avec vos dents, tous ceux qui se risqueront à l’intérieur du périmètre que vous vous serez attribué. Si le sujet est en migration par contre, une injection ralentit sa course trois heures seulement après passage dans le sang. Le lendemain, il cesse d’aller de l’avant et la fièvre tombe. Des effets secondaires comme ceux que vous avez pu observer à l’extérieur apparaissent plus tard, dans un délai de trois à six semaines. Ils sont incurables mais ne touchent pas plus du tiers des sujets traités… Un pourcentage somme toute intéressant.

Cazhel obtint finalement ce qu’il voulait : quatre ampoules du précieux produit contre le serment solennel de communiquer le mémoire rédigé par Rilk aux autorités scientifiques du « monde extérieur ». L’officier promit tout ce qu’on voulut et glissa dans sa poche-poitrine la petite boîte de métal capitonnée de mousse. David se chargea du dossier taché aux pages couvertes d’une écriture incompréhensible. Les yeux brillants d’excitation, le vieil homme les accompagna jusqu’à l’embranchement.

— Continuez vers le nord sur cette voie, lança-t-il en levant une main tordue, vous vous déplacerez parallèlement au trajet de vos mutants. Pour l’instant, ils ont de l’avance, mais la fatigue les contraindra tôt ou tard à s’arrêter plusieurs jours. Ils demeureront prostrés le temps de reprendre leurs forces, vous rattraperez alors facilement votre retard. Bonne chasse, et n’oubliez pas : le mémoire !

Cazhel fut abominable d’obséquiosité. Vingt minutes plus tard, alors que le hangar diminuait dans leur dos, il jeta un coup d’œil torve au zoologue en ricanant :

— Allons, Sarella ! Balancez donc cette paperasse par-dessus bord ! C’est si mal écrit que personne n’arrivera jamais à le déchiffrer, même au microscope. Vous n’allez pas traîner ce bottin toute la journée !

Mais David ne répondit pas.

Comme le soleil déclinait à l’horizon, Cazhel se glissa en haut d’un pylône pour faire le point avant l’obscurité. Quand il redescendit, il était hilare.

— C’est tout bon ! exulta-t-il. Les patchworks sont devant, sur la chaussée parallèle à la nôtre, à huit ou dix kilomètres, pas plus ! Le groupe s’est défait, probablement à cause de l’épuisement. La colonne s’étire et il y a des traînards. Ils ont eu des pertes, peut-être un pont qui a cédé. En tout cas ils sont moins nombreux, une cinquantaine environ. Bon sang ! Nous touchons au but !

David hocha machinalement la tête. Lise, elle, se sentit emplie d’une vague horreur, comme à l’approche d’un holocauste. Des idées folles lui traversèrent l’esprit : voler les ampoules d’antidote, en asperger Cazhel, le clouer sur place pour l’empêcher de nuire, le…

Mais Santäl trottait toujours loin devant, infatigable et indifférent.

— Marche forcée toute la nuit, commanda le policier, à l’aube il faut les avoir dépassés. Nous prendrons position sur cette voie. Le pont sur lequel ils se déplacent est parfaitement parallèle au nôtre. Une centaine de mètres entre les deux chaussées, rien de bien terrible pour de bons tireurs. J’ai des carabines à lunette, très précises. Vous savez viser, Lise ?

La jeune femme eut une mimique de dénégation.

— Aucune importance, conclut Cazhel, Sarella et moi, ça devrait suffire. Il y a des chargeurs pour les projectiles hypodermiques, quinze micro-seringues chacun, il faudra faire feu toutes les dix secondes au maximum pour ne pas leur laisser le temps de s’éparpiller. En deux minutes tout doit être terminé. Dès qu’ils seront stoppés, nous tâcherons de trouver une passerelle pour les rejoindre.

— Ça ne marchera jamais ! ragea Lise. S’ils restent à piétiner sur place, ils creuseront obligatoirement un abîme sous leurs propres pieds ! Au bout de vingt-quatre heures, des cratères s’ouvriront et ils basculeront tous dans le vide !

Cazhel haussa les épaules.

— Nous nous magnerons le train de façon à les avoir rejoints avant que le pont ne rende l’âme.

— C’est de l’approximation, rien d’autre ! tempêta la jeune femme.

— Vous avez un autre plan ? hurla l’officier. Non ! Bien sûr ! Crédieu ! Je ne vous comprends pas, vous devriez être soulagée de mettre la main sur ces guignols. S’il y a un antidote pour votre problème, c’est chez eux que nous le trouverons, pas ailleurs !

Lise se tut, douchée. Le rappel de l’infirmité qui risquait de lui coûter la vie à brève échéance la glaçait jusqu’au fond des os. LE CHAT NOIR… Elle serra les dents à s’en faire mal.

La nuit tombait. Ils marchaient vite à présent, contrôlant leur respiration pour éviter le point de côté. La brume montait des marécages, gommant à leurs regards le squelette oxydé du pont suspendu sur lequel se déplaçaient les mutants. Une atmosphère de veillée d’armes planait et chaque mot échangé sonnait bizarrement faux. Soudain, alors que les nuages voilaient la lune, David trébucha sur quelque chose et s’affala avec un juron.

— Silence ! cracha Cazhel entre ses dents. Je vous ai demandé de faire silence ! La nuit, les sons portent loin ! Qu’est-ce que vous foutez par terre, Sarella ?

— Je ne sais pas, j’ai buté sur un objet mou, un truc répugnant… là, sur le trottoir.

Le policier s’agenouilla, fit jouer son briquet dont il masqua la flamme avec les doigts.

Aussitôt Lise l’entendit proférer une obscénité. Elle tendit le cou et réprima une grimace de dégoût. Une colonie de gros mollusques grisâtres avaient entrepris d’escalader le parapet de pierre. Ils formaient à présent une sorte de grappe caoutchouteuse faite d’un empilement de sacs d’entrailles aux muqueuses ourlées de bave. Certains avaient poursuivi leur lent mouvement de reptation jusqu’au milieu de la chaussée, laissant dans leur sillage une trace de mucus argenté du plus bel effet.

— Jamais vu ça ! grogna Cazhel. Bon sang, c’est peut-être venimeux, n’y touchez pas.

Lise eut une illumination.

— Les lithophages ! hoqueta-t-elle. Ce sont des lithophages !

— Quoi ?

— Mais oui ! bredouilla-t-elle, une fille m’en a parlé lorsque nous nous sommes arrêtés dans cette tribu de femmes…

— Le clan des Mères ?

— Oui, c’est ça ! Ces bestioles viennent des marais, ce sont des… des coquillages en quelque sorte. Elles se collent sur les piles des ponts et rongent peu à peu la pierre au cours des années. Les Mères dressent leurs gosses à les chasser… Elles ne sont pas dangereuses, je crois même que les gamins s’en nourrissent.

— Okay, conclut le policier, fausse alerte. On repart, mais regardez où vous mettez les pieds…

À partir de là, ils durent zigzaguer entre les chancres élastiques qui adhéraient à l’asphalte comme autant de ventouses, et l’élan de leur course s’en trouva brisé net. Au bout d’une centaine de mètres, il leur sembla que le pont rendait un son creux assez inhabituel. Cazhel explosa en obscénités diverses lorsqu’il découvrit que la chaussée s’était en partie éboulée et que la route se réduisait soudain à une étroite passerelle branlante soutenue par les rares câbles de suspension encore intacts.

— Les lithophages ! haleta la jeune femme en penchant le buste au-dessus du garde-fou.

Les piles du pont en étaient couvertes, depuis la surface du marécage jusqu’au parapet. Les mollusques avaient fini par former des colonnes grouillantes ne laissant pas un pouce de pierre à nu. L’un des piliers, probablement rongé quotidiennement durant des lustres, s’était effondré, entraînant à sa suite la moitié de la chaussée, réduisant la surface portante de plus de cinquante pour cent. Lise réprima un frisson. Il ne restait plus, pour se déplacer au-dessus de l’abîme, qu’une mince langue de goudron à peine plus large qu’une planche. Cette passerelle s’étirait sur une vingtaine de mètres pour rejoindre l’autre bord apparemment intact. Au-dessous, c’était le vide avec ses tourbillons tumultueux. Atroce.

— Y a pas à discuter, trancha Cazhel, faut passer !

David fit un véritable saut de carpe.

— Vous êtes dingue ! Jamais je ne monterai sur ce truc !

Le policier prit une expression menaçante.

— Épargnez-moi votre numéro de pédale ! On va TOUS passer ! Une fois encordés, ce sera facile, une vraie excursion, vous verrez ! Les plus légers d’abord. Toi, le porteur, t’es souple et pas bien gros, tu vas aller de l’autre côté avec un filin. Une fois là-bas tu l’amarres à une poutrelle et tu nous renvoies le bout libre. Okay ? Tout compris ? T’es un bon nègre. Tiens, attrape !

Santäl saisit le rouleau de corde au vol. Il ne paraissait pas le moins du monde effrayé. Sans aucune hésitation, il s’avança sur la passerelle, se cramponnant de la main droite aux câbles tendus dont les torons laissaient apercevoir des effilochures d’acier. Il se déplaçait avec une souplesse extrême, indifférent au balancement de la bande goudronnée.

— Il ne risque rien, murmura Cazhel à l’adresse de Lise, les enfants des ponts sont tous d’excellents funambules. Ils passent leur temps à jouer sur les structures comme des singes dans un arbre.

Santäl prit enfin position sur la portion de route intacte, vingt mètres plus loin. Aussitôt, il noua l’une des extrémités du câble de nylon à un pylône, et renvoya l’écheveau d’un mouvement très sûr du poignet. Cazhel rata le filin qui lui fouetta le visage avant de se tortiller sur le sol comme un serpent. Lise eut le réflexe de le coincer sous sa semelle, l’empêchant ainsi de glisser dans le vide.

— À vous maintenant ! grogna le policier. Vous n’êtes pas épaisse, vous porterez une partie de l’équipement. Mais dites-vous bien que si vous me balancez une seule carabine dans le marais, je vous sors les ovaires du nombril pour vous les faire bouffer, c’est clair ?

Lise acquiesça. Cazhel l’encorda, lui passa un fusil pneumatique en bandoulière, ainsi qu’un gros étui de cuir probablement bourré de munitions.

— Allez-y ! commanda-t-il en lui claquant les fesses.

Ce geste grossier – qu’elle n’avait jamais pu supporter – alluma en elle une telle flambée de colère que toute angoisse la quitta dans l’instant. Le rouge de l’indignation aux joues, elle traversa l’abîme sans même s’en rendre compte, occupée qu’elle était à chercher fébrilement une répartie cinglante. Ce fut le contact des mains de Santäl qui la ramena à la réalité au moment où elle prenait pied sur la route. Alors seulement elle eut peur.

Cazhel suivit, lourdement chargé. La lune faisait luire la sueur sur son visage. À chacun de ses pas, les câbles d’acier gémissaient une note plaintive de guitare désaccordée. Il y eut un coup de vent, et le cœur de Lise rata un battement lorsque l’officier dut s’agripper aux tirants de suspension pour ne pas être déséquilibré, puis tout rentra dans l’ordre et le reste de la traversée s’effectua sans anicroche.

Le drame se produisit à l’instant même où David tâtait la passerelle d’une semelle hésitante. Le fragile assemblage céda d’un coup avec un claquement de fouet et le jeune homme disparut dans le vide. Lise hurla de terreur. Avant que le filin ne se tende, arrêtant la chute du zoologue dans une vibration douloureuse, ils virent distinctement le corps gesticulant percuter l’une des piles du pont avec une incroyable violence. Sous le choc de l’impact, une douzaine de mollusques éclatèrent dans un grand éclaboussement d’entrailles, puis David s’immobilisa à la verticale, oscillant comme un pendu, la tête et les bras ballants…

Cazhel rejeta son casque et s’agenouilla pour s’emparer du filin qui râpait dangereusement l’asphalte au point de section de la route.

— Il est sonné, c’est tout ! haleta-t-il en tractant la corde centimètre par centimètre. La couche de méduses l’a probablement protégé de la secousse ! Sans ces foutues cochonneries, il s’éclatait la tête, sûr !

Santäl vint l’aider. Il halait d’un mouvement régulier, sans à-coups. Lorsque le crâne de David fut enfin à portée de main, ils avaient tous deux les doigts en sang. Lise saisit le jeune homme sous les bras, Cazhel lui entoura le torse et tira, traînant le zoologue sur la chaussée humide.

Il était inconscient, couvert de tripaille gluante, mais son pouls – quoique faible – restait régulier.

— Il est choqué, rien d’autre, soupira Cazhel. Plus de peur que de mal.

C’est alors que Santäl leur désigna le pantalon de David, rouge et poisseux à la hauteur du genou droit. Lise se pencha. Comme le policier, elle avait d’abord cru qu’il s’agissait de déjections provenant des mollusques, vu de près il semblait en aller différemment… Cazhel tira son couteau, fendit l’étoffe.

— Merde ! jura-t-il. Fracture ouverte !

La chair éclatée laissait la rotule à nu, des tronçons de tibia émergeaient, déchirant les muscles.

— Je vais lui faire une morphine et remballer tout ça, décida le capitaine, Santäl le portera, il est increvable…

— Mais c’est impossible… commença la jeune femme.

— Quoi encore ? éclata le policier. Impossible ? On ne va pas le laisser ici, les mouettes le boufferaient en une matinée, il n’y a pas de bois pour fabriquer un brancard et je ne veux pas courir le risque de fausser les carabines en les utilisant comme support. Qu’est-ce que vous voulez faire, triple idiote ? Si on veut le sauver il faut aller de l’avant, trouver une bifurcation, sauter sur l’autre pont…

Il s’interrompit, haletant.

— Déballez plutôt la pharmacie, conclut-il en sectionnant le pantalon de David à mi-cuisse, il va revenir à lui et vous serez toujours en train de bavarder…

Lise capitula, déboucla les deux havresacs. Elle ne put toutefois mettre la main que sur une trousse de faible importance. Cazhel se frappa le front.

— Bon sang ! C’est vrai ! Le coffre à médicaments était dans la camionnette ! La morphine a plongé dans les marais avec le reste…

Il fit sauter le rabat de la trousse de cuir, dévoilant une rangée de seringues hypodermiques dans leur emballage stérile.

— Des anesthésiques locaux de longue durée, commenta-t-il, on est sauvé ! Des dérivés de l’anesthotoxine, ça lui donnera l’impression d’avoir une jambe de bois mais il restera conscient.

Il fit une pause, et ajouta dans un souffle :

— Il pourra tirer.

Lise sursauta, indignée.

— C’est tout ce qui vous intéresse, n’est-ce pas ? De pouvoir compter sur deux fusils ! Le reste…

— Foutez-moi la paix ! coupa Cazhel. Aidez-moi plutôt pour le pansement, nous perdons trop de temps.

Ils nettoyèrent la plaie tant bien que mal, l’insensibilisèrent et bandèrent le tout en utilisant deux petits morceaux de métal en guise d’attelles.

— Il ne souffrira pas, répéta le policier, chaque injection assure une anesthésie locale de soixante-douze heures ainsi qu’une parfaite désinfection. Pas de gangrène à redouter. Maintenant il faut repartir…

Quoiqu'assez étonné, Santäl ne fit pas de difficulté pour prendre David sur son dos. Lise le regarda faire, le cœur serré par un mauvais pressentiment.

— Mais la sueur, chuchota-t-elle, la sueur de Santäl ! Vous savez qu’elle véhicule de l’acide lactique. David va s’en imprégner au cours des heures qui viennent…

— Et alors ? Vous voyez une autre solution ? Vous savez aussi bien que moi que nous n’avons plus ni l’un ni l’autre la force de le porter ! Il pèse dans les quatre-vingts kilos, il n’y a que Santäl pour réussir ce tour de magie. Une crise d’angoisse n’a jamais tué personne, vous vous écoutez trop, ma petite !

Déjà, il assurait le havresac sur ses épaules.

— En route ! ordonna-t-il. Il faut régler le problème des Patchworks au lever du soleil, après nous ferons demi-tour. Ce n’est plus qu’une question d’heures à présent.

Il prit la tête de la colonne.

Malgré son fardeau inconscient, Santäl gardait un pas alerte. Lise, elle, traînait les pieds, tant par mauvaise volonté que par épuisement. À cette minute, il lui semblait qu’elle avait quitté la ville depuis des années, que l’affaire des tatouages n’avait même jamais existé. Tout cela paraissait si loin… Si étranger. Elle dut se reprendre, car l’écart se creusait entre elle et ses compagnons. Cazhel filait sur le ruban de goudron, arpentant la nuit d’un pas sauvage, haineux. Rien ne l’arrêterait plus, elle en avait conscience. Il irait jusqu’au bout du défi qu’il avait choisi de s’imposer. Tous ceux qui tenteraient de s’interposer seraient impitoyablement balayés. Il ne restait plus que quelques heures avant l’aurore, avant l’échéance…

Lise crispa les muscles des cuisses, leur arrachant une dernière poussée d’énergie. Lorsqu’elle fut à deux mètres de Santäl, elle vit que la tête de David roulait de droite à gauche sur la nuque de l’adolescent. Le zoologue marmonnait des mots sans suite, crispait les mains et les sourcils…

« On dirait qu’il fait un cauchemar, songea la jeune femme, la fièvre peut-être ? »

À ce moment la lune éclaira les épaules de Santäl ; elles luisaient de sueur grasse, et cette sueur imprégnait maintenant les vêtements souillés de David. Lise ressentit un désagréable pincement à la hauteur de l’estomac, comme l’annonce d’une catastrophe imminente.

 

*

* *

 

À quatre heures, David commença à se débattre et à claquer des dents. Il avait subitement repris conscience et examinait tout ce qui l’entourait avec un regard que la peur rendait halluciné. Quand Lise lui demanda s’il souffrait, il ne parut même pas comprendre ce qu’elle disait et se cacha le visage dans les mains comme si la jeune femme était la plus répugnante des créatures. Lise commanda à Santäl de s’arrêter et de déposer son fardeau, après quoi elle entreprit de débarrasser le zoologue des vêtements englués de transpiration qui le recouvraient, et de le sécher en le frictionnant. Elle songea qu’il aurait suffi d’un ciré pour préserver le blessé des méfaits du lactate, à défaut elle l’enveloppa dans une couverture. Lorsqu’il vit cela, Cazhel entra dans une épouvantable colère et les injuria. Il avait de l’écume aux lèvres et Lise en fut effrayée. La proximité de l’action semblait le rendre fou. Elle pressa Santäl de reprendre son cavalier tant elle craignait un geste extrême du forcené.

David avait retrouvé son calme et elle put échanger quelques phrases cohérentes avec lui. Il se souvenait mal de l’accident, mais sa jambe ne le faisait pas souffrir.

« On dirait qu’elle est en pierre », se contenta-t-il de répéter une demi-douzaine de fois, « en pierre »…

Tant que la couverture fut sèche tout se passa bien, puis l’humidité perça le mauvais tissu, et la sueur de l’adolescent huila à nouveau le torse de l’homme. Alors le zoologue recommença à rouler des yeux blancs et à trembler comme une feuille. Lorsqu’il fit tomber Santäl en tentant de lui échapper, Lise crut que Cazhel allait l’abattre. L’officier était au bord de la crise nerveuse et sa main droite agitait spasmodiquement son revolver.

— C’est du sabotage ! vociféra-t-il. La loi martiale m’autoriserait à…

Puis il se reprit et ordonna à la jeune femme de l’aider à bâillonner et ligoter Sarella. Malgré l’horreur que lui inspirait un tel procédé, Lise obtempéra. C’était peut-être le seul moyen d’épargner à David une balle dans la nuque.

Le zoologue fut ensuite garrotté sur le dos de Santäl, à la manière d’un enfant qui n’est pas encore en âge de marcher.

Épuisée par une telle dépense d’énergie, Lise crut qu’elle n’aurait jamais la force de repartir. Cazhel lui-même haletait comme un soufflet de forge et son bras droit pendait, inerte, incapable de soutenir le poids du revolver. Ils restèrent une bonne minute à se fixer dans les yeux sans pouvoir articuler une parole, puis le policier reprit la tête de la colonne, mais son pas – trop raide – trahissait la fatigue.

Lise sombra très vite dans un état proche du somnambulisme. Sa conscience déserta son corps pour se réfugier dans la chambre noire de son cerveau. Elle continuait à bouger les bras, les jambes, mais cette chair lui était à présent aussi étrangère que le bois articulé d’une marionnette. Elle avait soif, faim, ses muscles ne formaient plus qu’une masse indistincte et douloureuse dépourvue de tout contour précis. Quand l’aube délava le ciel, elle ne savait plus si elle marchait depuis six heures ou six ans.

Cazhel se laissa tomber contre le parapet. Une barbe grisâtre lui mangeait le visage et sa mâchoire pendait, molle. Il ne s’accorda aucun répit, déboucla son sac et étala sur un chiffon les projectiles minuscules destinés à véhiculer la « liqueur » de Rilk. Après quoi il enfila des gants pour casser les ampoules une à une. Il en pompait le contenu à l’aide d’une petite seringue et le transvasait à l’intérieur des micro-dards. Il prépara ainsi une centaine de projectiles dont il garnit trois gros chargeurs. Récupérant les carabines, il les chargea tour à tour, vérifia la pression des cartouches de gaz surcomprimé assurant la propulsion, et fit chaque fois monter une « balle » dans le canon.

Lise le regardait faire, abrutie de fatigue. Elle aurait voulu lui dire de ne pas utiliser la totalité de l’antidote mais sa langue ne lui obéissait plus. Elle ferma les yeux une seconde, se sentit gagnée par un horrible vertige, et se força à bouger pour échapper à la syncope.

Toujours ligoté sur le dos de Santäl, David tremblait comme une feuille. Son visage blême et ravagé exprimait une peur effroyable, une terreur viscérale et sans nom qui déformait le monde à tel point que chaque boulon, chaque caillou de l’asphalte devait lui apparaître gonflé d’une horrible menace. Se rappelant sa propre – et brève ! – expérience, Lise comprit que David ne parvenait même plus à identifier les choses qui l’entouraient. Tout devenait monstrueux, le moindre objet se chargeait de haine, les poutrelles, les câbles, toutes les structures du pont sécrétaient soudain une intense agressivité.

Le jour se leva d’un coup, diffusant à travers les nappes de brume une étrange lueur rose bonbon totalement incongrue. Cazhel se frotta les yeux et s’agenouilla devant le parapet, les mains à plat sur la rambarde. Son regard sondait le brouillard, cherchant à cerner les formes du pont voisin.

— Vous ne verrez rien ! laissa tomber Lise avec un soulagement qu’elle ne tenta même pas de dissimuler.

Le policier haussa les épaules.

— Les lunettes de tir sont équipées de viseurs infrarouges. Si je ne les vois pas, EUX, je verrai parfaitement leur chaleur. Malgré la purée de pois ils formeront autant de petites silhouettes rouges dans l’œilleton de visée.

Elle capitula. D’ailleurs le fog s’éclaircissait de minute en minute. Le squelette du pont parallèle émergeait lentement du coton. Les poutrelles précisaient leurs contours, les câbles dessinaient des lignes sombres sur le fond flou du marécage.

— Les voilà ! souffla Cazhel la gorge sèche.

ILS arrivaient. Par groupes, par paquets. Leur pas décidé ne laissait pourtant rien ignorer de la fatigue qui les minait. Les femmes, les enfants, les vieillards, stagnaient en fin de colonne, se soutenant les uns les autres. Lise fit un mouvement pour s’approcher du garde-fou, mais la main de Cazhel sauta sur le Colt.

— Si vous faites quoi que ce soit ! menaça-t-il.

Elle secoua la tête dans une ultime tentative de révolte.

— Vous êtes fou ! sanglota-t-elle. Si vous les stoppez sur ce pont branlant ils vont se mettre à piétiner, à faire du sur-place, je vous l’ai déjà dit ! Avant que nous ayons pu les rejoindre la chaussée aura cédé, rongée par l’encre, et ils basculeront dans les marais ! Si vous tirez maintenant, vous les condamnez à mort aussi sûrement que si vous les abattiez à coups de balles blindées ! Écoutez-moi !

— Ça suffit ! Écartez-vous. Allez vous poster à côté de Sarella et du boy… Vite, dans deux minutes ils seront à bonne portée…

Elle recula, persuadée qu’il la tuerait sans la moindre hésitation si elle insistait. Elle s’accroupit près de Santäl qui lui jeta un regard inquiet. Cazhel avait saisi la première carabine, fait sauter le cran de sûreté. Il épaula l’arme avec un mouvement très souple et colla son œil au viseur. Le canon bleuté, extraordinairement long, brillait sous les gouttes de rosée. Lise avala sa salive presque douloureusement. De l’autre côté du vide les Patchworks avançaient. Cazhel enfonça la détente… Il y eut un chuintement sec qui pouvait passer pour un cri d’oiseau ou le claquement d’un câble en train de se rompre. Lise crispa les poings. Là-bas, quelqu’un avait dû ressentir une vague piqûre à l’épaule ou à la cuisse. Distraitement il avait aussitôt songé à l’agression d’un quelconque insecte, et chassé l’invisible bestiole d’un vague geste de la main… C’était cela le plus terrible : LES MUTANTS N’ALLAIENT PAS SE RENDRE COMPTE DE L’ATTAQUE ! D’ailleurs la plupart d’entre eux ne sentiraient rien. David n’avait-il pas dit qu’au niveau de l’épiderme leurs terminaisons nerveuses avaient été annihilées par l’acide ? Tout au plus percevraient-ils une démangeaison, une brève brûlure, rien qui permît de donner l’alerte.

À présent, Cazhel tirait au rythme régulier d’un coup toutes les vingt secondes, mais la fatigue des derniers jours faisait trembler sa main, et un tiers des projectiles se perdait dans le vide. Cela assurait tout de même dix/douze victimes aux cinq minutes et il devenait évident que, lorsque la colonne aurait dépassé le lieu de l’embuscade, la grande majorité des mutants porteraient à leur insu une minuscule flèche-vaccin sous la peau !

La culasse claqua à vide. Le policier jura entre ses dents, saisit la seconde carabine. Rien ne s’opposait plus au succès de sa mission… Dans trois heures, l’antidote réduirait la fièvre migratrice, les Patchworks ralentiraient le rythme de leur course, s’arrêteraient… Il épaula ; il lui fallait encore toucher une quarantaine de cibles mais c’était facile, beaucoup plus facile qu’il ne l’avait d’abord cru. Plombés de fatigue, ces imbéciles ne se rendaient compte de rien ! À peine avait-il noté quelques gestes d’agacement. Cela devenait du tir forain, rien de plus… Un jeu, un simple jeu.

C’est au moment où Cazhel se préparait à entamer le deuxième chargeur que David se mit à hurler…

Sans que personne n’y fît attention, il avait réussi à cracher son bâillon, à présent – la bouche grande ouverte – il hurlait à pleins poumons comme une bête terrifiée. Il ne cherchait aucunement à prévenir les Patchworks, non – s’il avait été en pleine possession de ses facultés il n’eût pas osé défier Cazhel. Non, il hurlait simplement sa peur des ombres, des lumières, des formes ! Fou d’angoisse, il déchargeait son épouvante en un long cri d’agonie qui n’avait plus rien d’humain. Cette vrille sonore, incroyablement aiguë, tétanisa ses compagnons. Même Cazhel lâcha son arme pour se boucher les oreilles avec les paumes…

Sur le pont voisin, après une courte seconde d’hésitation, les mutants sortirent de leur apathie pour se lancer dans une course folle. Cazhel se ressaisit immédiatement, se dressant – l’arme au poing – il vida son chargeur à une vitesse prodigieuse, mais les projectiles n’étaient plus assez rapides pour toucher des cibles en mouvement et les dards se perdaient sans atteindre leur but. De plus, beaucoup de Patchworks s’étaient couchés sur le sol ou aplatis contre les poutrelles. Ils comprirent très vite d’ailleurs que le parapet les protégeait et qu’il leur était facile de progresser en toute impunité derrière cet interminable rempart de maçonnerie. Vociférant de rage, Cazhel courait, lui aussi. Lise le vit jeter les deux carabines pneumatiques dans le vide avec un geste de défi, puis fouiller dans le sac de cuir qu’il n’avait pas quitté depuis le naufrage de la camionnette. Glacée de terreur, elle identifia sans peine l’objet qu’il venait d’en sortir : un mini-bazooka à charges creuses capable, en deux ou trois coups bien appliqués, de priver le pont voisin de ses assises. Sans plus attendre, il cala le funeste tuyau sur son épaule et lâcha une première charge qui fusa dans une gerbe d’étincelles et décapita l’un des pylônes assurant l’ancrage de la ceinture de suspension. Les câbles s’abattirent sur plus d’une centaine de mètres et la chaussée accusa un net fléchissement. Des cris d’enfants répondirent à ceux de David. Bien campé sur ses jambes écartées, le policier tira un nouvel obus qui explosa sur un pilier, le sciant à demi malgré son épaisseur. Lise ne contrôlait plus ses mâchoires, et ses dents s’entrechoquaient au mépris de sa volonté. Elle se demanda si elle aurait le courage de se jeter sur l’officier pour lui arracher les yeux… Au même moment un bruissement sourd emplit l’air… et les mouettes envahirent le ciel.

La jeune femme enregistra tout cela du coin de l’œil ; avant qu’elle ait pu faire mine de se lever, le tourbillon de plumes piquait sur eux. Les oiseaux ne formaient plus qu’une masse compacte, un essaim de becs tendus, avides. Un groupe fila dans leur direction, mais vira curieusement sur l’aile dès que David se mit à crier. Frappée de stupeur, Lise réalisa que le zoologue, abîmé dans sa crise d’angoisse, agissait sur les attaquants à la manière d’un épouvantail humain. Deux autres formations dévièrent pour fuir ses cris et se rabattirent sur Cazhel qui leva son arme et fit feu. Un soleil de sang et d’entrailles explosa à la verticale du pont, faisant pleuvoir une averse écarlate sur la chaussée. Mais déjà les mouettes se regroupaient, déferlaient au ras du parapet à la manière d’une mitraille de plumes et enfermaient l’officier dans leur maelström duveteux. Lise vit le bazooka rouler sur l’asphalte, glisser entre deux balustres et disparaître dans le vide. Puis la tourmente s’éloigna, abandonnant Cazhel inerte au milieu d’une centaine de petits cadavres décapités ou mutilés par les câbles de suspension.

La jeune femme urina dans son pantalon avant d’arriver à se persuader que le danger s’était réellement éloigné. Lorsque le bruissement d’ailes s’estompa, étouffé par la brume, elle se leva, perdit connaissance et s’effondra sur le garde-fou.

Santäl la rattrapa à l’instant où elle allait basculer dans l’abîme…